La pêche


Je n’ai jamais été marié car c’est la pêche qui m’intéressait. Ça a été ma grande passion. Je pêchais en Garonne et en Dordogne. La pêche m’a permis de mieux gagner ma vie et, plus tard, de compléter ma retraite pour pouvoir vivre ici aujourd’hui. Je pêchais les aloses et les anguilles en face de la maison. À cause du pyralène, maintenant il est interdit de pêcher pendant sept ans mais ça pêchait bien autrefois, j’ai même attrapé des esturgeons.
Pendant trois ou quatre mois, je dormais deux ou trois heures par nuit : je rentrais de mon travail à l’usine Ledoux à dix-neuf heures, je partais à la pêche la nuit, en suivant les marées, car on pêchait à marée descendante, puis j’allais aux Capucins pour vendre le poisson chez Barbin et Romain. Je me couchais et, à sept heures, je devais retourner travailler. Heureusement que l’usine Ledoux était située à côté de chez moi et que le bateau était au bout de la rue.
Je pêchais les aloses au filet. Pendant les Allemands, il fallait un permis spécial. Mon père s’appelait Pierre-Georges et moi je m’appelle Pierre-Henri, alors sur le permis, on avait mis Pierre et il servait à tous les deux. « Franzosen, petits filous. » disaient les Allemands. À la sortie des abattoirs, on en pêchait du poisson. J’ai dû en donner pas mal aux Allemands. C’était le bateau des morpions : on était cinq ou six de mon âge dans le bateau, on n’avait pas encore de moteur alors on se relayait à l’aviron.
J’avais un filet de cent quatre-vingts mètres de long qu’on mettait à l’eau et qu’on tirait. On partait du petit port de Bègles, au niveau du restaurant Le Chiopot – on y mangeait bien, son propriétaire, Jean-Claude, c’était un copain à moi, je lui fournissais les aloses et les anguilles –, on arrêtait le moteur et on se laissait aller avec le courant jusqu’aux abattoirs. Là, on enlevait les filets parce qu’il y avait la passerelle. Il fallait une rame pour lever le filet. Pour remonter la Garonne, on mettait le moteur. En général, nous faisions quatre tours. En quatre tours, on pouvait attraper quatre-vingts aloses.
On allait aussi à la pêche à la ligne le week-end avec les copains en bateau, parce que la pêche au filet était interdite le samedi et le dimanche. Nous pêchions surtout des anguilles. Les anguilles, c’était mon péché mignon, j’en mangerais un kilo à chaque repas. Je la cuisinais avec de l’huile, de l’ail et du persil après l’avoir pelée, étripée et découpée en morceaux. On les pêchait à la ligne ou alors avec des nasses en grillage qu’on plaçait tous les deux ou trois mètres. Un poids d’un côté, un poids de l’autre et, si c’était assez près du bord, on mettait une bouée pour les repérer plus facilement. Sinon, on se repérait avec les arbres. Elles étaient attachées au fond avec un grappin. Nous mettions des vers dedans pour appâter. Entre midi et deux heures, j’allais les lever avec des copains. On en mettait en face des abattoirs, le long d’Arcin, à Cadaujac et nous allions jusqu’à Langoiran.
J’ai toujours eu des bateaux depuis mon enfance. Je laissais le bateau au bout de la rue Marcel Sembat, où il y avait une passerelle flottante. Je payais ma place au mètre. Un peu plus loin, il y avait  le grand port de Bègles.
Avant la guerre, j’avais un bateau en bois. À un moment donné, j’ai eu cinq bateaux de six mètres de long sur deux mètres vingt de large. J’ai également fabriqué dix bateaux en polyester avec des moules en isorel de quatre millimètres que je faisais moi-même. On fait un moule comme il faut, on le passe à la cire comme il faut, on prépare la résine, on passe la résine avec le tissu, on laisse sécher et le lendemain, ça se sort tout seul. Je les faisais dans mon jardin ou dans un chai à Cadaujac.
Un peu avant ma retraite, j’ai construit une cabane de pêche en bord de Garonne dans laquelle j’ai couché pendant quinze ans. Je rentrais à la maison uniquement pour aller chercher le courrier. Elle est située au clos de Hilde, près de l’usine d’incinération des déchets. Juste avant l’usine, il y avait un bâtiment où l’on stockait les bouteilles en plastique avant de les expédier à Nancy pour faire des polaires. Un peu avant ce bâtiment, il y a trois gros platanes : la baraque verte à côté du premier platane, c’est la mienne et à côté, c’est celle de Monsieur Dubois. Je l’ai donnée à un copain lorsque je suis entré à la maison de retraite en 2008.
À partir de 1982, année de ma retraite, j’ai consacré presque tout mon temps à la pêche. J’y allais avec mon chien qui a vécu pendant douze ans. Il pesait cent quarante kilos. Une fois, il m’a mis un coup de queue et je suis tombé à l’eau. Je pêchais la lamproie en Dordogne. On n’en pêchait pas facilement en Garonne. Pour une lamproie pêchée au filet en Garonne, on en avait dix en Dordogne. On descendait la Garonne en bateau et l’on remontait la Dordogne jusqu’à Vayres. Un matelot me donnait la main. J’ai eu ce matelot plus tard, après ma retraite. Avant je n’avais besoin de personne. Nous laissions souvent le bateau à Vayres et nous faisions les trajets en voiture. Les cinq dernières années, je pêchais seul pour gagner suffisamment d’argent et me payer la maison de retraite.
J’ai toujours vendu mes poissons aux Capucins, dès seize ans. Je mettais le poisson dans des caisses avec du papier au fond. Je les arrangeais bien dedans. Les aloses étaient déjà mortes, pas comme les anguilles, ça c’est une saloperie. On payait le plaçage – s’il y avait dix caisses, on payait pour dix caisses d’aloses – et les impôts. Si Monsieur Verdureau, le vétérinaire de l’abattoir, passait, il fallait avoir la facture. Je faisais mes courses au marché des Capucins, tous les produits y étaient vendus moins cher. (Pierre Lapaillerie)




La Garonne pendant lʼhiver 1956 au niveau du grand port de Bègles (avenue du Maréchal Leclerc).

Vue actuelle des rives de Garonne au niveau du restaurant «Chiopot» et de lʼancien petit port de Bègles.


Le petit port de Bègles au début du XXe siècle.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire