J’ai
travaillé à l’usine de pompes Ledoux pendant quarante ans. Aussitôt après
mon apprentissage, je suis devenu technicien de fabrication et j’ai fini comme
chef d’atelier. Les pompes Ledoux étaient installées au 12 rue Marcel Sembat,
juste à côté de chez moi. Je n’avais pas besoin de me déshabiller, je partais
avec les bleus à la maison.
L’usine
fabriquait des pompes, près de deux cents catégories de pompes différentes, des
pompes à eau, des pompes à haute pression, des pompes à ballast de sous-marin,
les pompes des houillères du Nord qui marchaient à cent bar de pression pour
pomper à cent mètres de fond. Une fois, j’ai un copain qui est parti réparer,
il l’a mise en route, le joint a pété, il a été coupé en deux. Je n’ai pas
assisté à beaucoup d’accidents en quarante ans de travail mais celui-là m’a
marqué.
Nous
avions un tour de cinq mètres de banc, plus la mécanique. Je faisais des
vilebrequins, des arbres, beaucoup de pièces métalliques, des pistons, des
boîtes à clapet. Ce n’était pas un travail dur mais un travail précis, où il
fallait être bon en calcul mental. Nous faisions les trois-quarts des calculs
sur le tas, de tête, pour ne pas perdre de temps. Calcul pour fabriquer les
pièces, savoir retrancher deux millimètres de vernis. Il fallait savoir déjouer
certains pièges, faire des trous ovales pour que ça soit équilibré et que ça
tourne sans ballot, comme une roue de vélo, en s’arrêtant à plus d’un endroit.
Si ça ne s’arrête qu’à un seul endroit, ça ne marche plus, ça fait un œuf de
Pâques.
Pendant
la guerre, nous avons été réquisitionnés pour fabriquer les pompes de la Marine
allemande. Les Allemands commandaient les pompes et venaient les chercher donc
ça n’a absolument rien changé pour nous. J’ai même été réquisitionné pour aller
planter des pins sur les blockhaus. Je m’en rappelle parce que je me suis pris
deux ou trois coups de pioche.
Il y
avait environ cent quarante employés dans l’usine, parmi lesquels une vingtaine
de tourneurs fraiseurs. Je me rappelle du chef d’atelier, Monsieur Groleau,
mais ce n’est pas lui qui m’a appris le métier, c’est un bossu qui nous mettait
de sacrés coups au derrière. On ne se permettait pas de l’envoyer promener.
Le
contremaître recevait les plans de chaque pièce. Le manœuvre allait chercher
les pièces brutes au magasin (chef magasinier) qu’il distribuait ensuite avec
le plan à l’usinage : les tourneurs fraiseurs faisaient ensuite le travail
à partir du plan et de la pièce brute. Ensuite, ça passait au contrôle.
Monsieur Chabrol, le contrôleur de la Marine à Bègles, mettait un poinçon pour
agréer les pompes. Car il y avait bien sûr des cotes à respecter. Si ça
dépassait de deux centièmes, ça partait à la poubelle. Ça arrivait parfois
quand on s’y attendait le moins. Tous les six mois, nous étions convoqués pour
l’augmentation. S’il y avait eu trop de pertes, on n’était pas augmentés :
«Vous avez fait ça et ça, à la prochaine
fois, allez, au revoir ! »
Au
début, pendant la guerre, on travaillait douze heures par jour, sept heures à
dix-neuf heures, avec trois-quarts d’heure de pause, le temps de manger. Puis
ça a baissé à dix heures et pour finir huit heures. Au début, nous avions trois
semaines de congés payés puis nous avons eu un mois. J’en profitais pour aller
à la pêche, c’est ça qui m’intéressait.
Un
jour est arrivé à l’usine un type qui ressemble à Popeye avec une pipe en bois.
Il a dit « Oh, il y a trop de vieux
là-dedans, oh je ne travaille pas avec ça moi ! » J’ai dit à mon
copain « Laisse-le faire. »
J’ai précisé à Pipe en bois que j’allais avoir cinquante-cinq ans dans deux
mois. Il m’a dit « Bon allez, vous
partez à la retraite. » J’étais content. « Vous avez gagné, ne vous en faites pas. » La femme de
la Sécurité sociale est venue et m’a dit «
Vous aurez soixante-dix pour cent de votre salaire, plus dix pour cent que le
patron vous fait. » C’était en 1982. Depuis, Ledoux a été repris par
Virax à Ambès. C’est une entreprise d’outillage d’Epernay. (Pierre Lapaillerie)
Atelier de lʼusine Ledoux au début du XXe siècle. |
Aujourdʼhui, une résidence se trouve à lʼemplacement de lʼancienne usine, à lʼangle de la rue Marcel Sembat et de la rue Solférino |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire